Garçon, de quoi écrire

Concessions intimes

Posted in In a sentimental mood by frichtre on 5 juin 2010

17 décembre 1927

–       On ne troque pas son avenir Pierre ! Votre mère et moi vous avions fait confiance. Et vous ne faites qu’hypothéquer vos meilleures chances quant à intégrer Polytechnique ! s’exprima avec vigueur Monsieur de Laféconde.

–       C’est bien plus que cela Père !… dit Pierre rapidement coupé par son père.

–       Cessez ! Nous partons demain à Abidjan. On m’y a offert l’ambassade de Côte d’Ivoire et votre sœur ET vous nous accompagnerez naturellement.

–       Impossible, je lutterai jusqu’au dernier instant afin de vous persuader que ma place est en France, dit Pierre, désorienté et déterminé.

–       Vous lutterez une fois arriver en Afrique, dit instantanément Monsieur de Laféconde pour qui le choix et la détermination ne font guère bon ménage sous une autorité.

5 mars 1928

Une explosion. Des éclats. Des cris, des pleurs. Bien plus que cela certainement. On y compte aussi des morts. Une perte totale de repère, les secours ne sont ni efficaces ni pressés. Terrorisés. On parle de carnage, on y remarque une traînée de haine sans contemplation pour la vie, en tout cas, pas pour celle des autres, certainement moins, pour celle de nos Français.

Il n’y a pas suffisamment de rosée ce matin pour éteindre un incendie avide de conquête, toujours prêt à s’étendre, à découvrir de nouveaux territoires, à prétendre d’exister comme un colonialisme contesté.

Et ce matin, il s’agissait bien de cela.

On avait attaqué un symbole insupportable pour certains, respectable et vertueux pour d’autres.

Mais ce matin-là, c’était Monsieur et Madame de Laféconde qui s’indignèrent de cet acte aussi cruel qu’inutile. Ils restaient choquer par une vision chaotique. Elle était plongeante. Quelques nuages cachaient ce sordide spectacle et ils comprirent. Ce n’était pas du plomb qu’ils avaient reçu dans le ventre. Ils ne saignaient pas et c’était déjà ça. Et ce qu’ils craignaient le plus à cet instant était la vie de leur enfant. De Pierre et de Jacinthe, pour qui plus rien ne serait pareil.

Après être rentré expressément en France, conflits et luttes sentimentaux saupoudrés d’intérêts ont envahi la vie de nos deux enfants. Il avait 18 ans, sa sœur à peine 6. Il s’était promis de s’en occuper. L’héritage de ses parents leur était bien suffisant. Leur demeure beauceronne les couvrait comme les chérissait. Il avait décidé de s’occuper corps et âme de sa sœur, sans contrepartie. Il se vouait à ce qu’elle trouve en lui l’absence de ses parents. Il se sacrifiait comme il se contentait de la fraîcheur et de la bonne santé de Jacinthe. Rien d’autre ne saurait le satisfaire davantage. Et cela, elle le comprenait. Elle faisait absolument tous les efforts pour rendre hommage à une famille plus compatissante et aimante que bougre et intéressé. Ca faisait partie du lot. Il y avait ces personnes qui ne leur voulaient certainement pas du mal, mais surtout leur possession.

Qu’ils prennent leurs souvenirs, nous ne les verrions plus.

21 août 1940

–  Je suis réserviste, dit promptement Pierre.

– Je pense que nous n’avons pas le choix, dit mollement Louise. Tes enfants t’attendront. Ta sœur patientera avec espérance. Et je languirais de ton retour.

–  C’est rendre hommage à mon Père que de lutter pour notre République, la défendre et l’encourager. C’est une offrande à ma Mère pour qui le sacrifice est le don par essence le plus fabuleux. Mais c’est une trahison à mon sens. Mon Père, le jour où il m’a annoncé notre départ en Côte d’Ivoire m’a susurré qu’on ne troquait pas son avenir. Et j’ai l’impression que j’offre ma vie à une Patrie alors qu’elle vous y ait totalement voué.

– Tu ne pourras améliorer les nôtres qu’en défendant nos libertés. J’ai vu partir ma famille, pleurer mes amis étant petite à cause de la première guerre. Promets- moi que je ne revivrais plus jamais un passé non moins glorieux que pénible.

–       Je pars sans trop m’éloigner, finit-il.

6 février 1942

Comment vaincre la maladie ?

Comment lutter contre ce qui vient de l’intérieur ? Ce qui vient de nous, de notre corps, souvent de notre esprit. Le tout s’emmêle et l’on tire difficilement les nœuds. On établit un journal certifiant notre existence, on forge une descendance héritière de cette dernière. Caricaturale de partir tuer de pauvres gens, souhaitant protéger les siens, alors qu’une partie de nous ne fonctionne plus.

C’est en tout cas ce qui ramène Pierre chez lui. Près de sa famille, encore plus proche qu’il ne l’a jamais été. Il s’en satisfait finalement, mais allongé à longueur de journée, il trouve que ça fait trop. Mais il ne s’en rend pas vraiment compte.

Lors d’un combat, son cœur a cessé de battre quelques instants. Crise cardiaque, il a bien pensé à la mort, mais ses amours l’ont relancé. Encore trop présents en lui, il ne pouvait songer à sombrer sur un champs de bataille.

À l’hôpital aussi il se bat. La lutte menée semble encore plus difficile, il connaît trop bien son ennemi et ça ne le ménage pas. Les batailles le fatiguent, il en perd fréquemment en s’effondrant dans un profond sommeil. Limite comatique, mais jamais trop grave heureusement. Il sait qu’on l’attend.  Des deux côtés certes. Mais en haut, il a encore le temps de les faire espérer.

Et puis il y a François-Xavier, son petit-fils qu’il ne connaît encore pas assez mais dont il est déjà tellement complice. Et François-Xavier, il pense que ce sont les Allemands qui sont en train de l’abattre. Et ça, il n’apprécie pas.

Non François. Pour le moment  c’est tout simplement la vie qui le relance.

Et François passe ses journées avec Pierre, son grand-père qui l’appelle Pipi. Ça fait toujours rire l’assemblée. Pierre aussi s’en esclaffe. Entre Papi et Pipi, quelle différence y a-t-il ? Ma foi une voyelle pas bien moins présente que dans le verbe aimer. Et son grand-père, Dieu sait qu’il aime.

Mais ce qui le tue lui échappe, il se leurre, et il s’en rendra peut-être compte un jour.

4 mai 1942

–       Bonjour, Pierre.

–       Ravi de vous revoir Monsieur de Rignac, dit stupéfait Pierre. Que faites-vous ici ?

–       Je viens aux nouvelles. Depuis que je suis au Sénat, je n’ai guère eu le temps de vous adresser mon soutien et vous remercier de ce que vous avez fait et faites pour votre sœur.

–       Merci Monsieur de Rignac, mais j’avoue être plus satisfait de ce qu’elle est devenue que moi, dit avec ironie le nouveau Monsieur de Laféconde.

–       Certainement, mais étant aussi votre gestionnaire et surtout votre ami, je souhaitais vous mettre en garde sur l’état financier de votre compte. Votre maladie n’a rien arrangé.

–       J’en suis bien conscient, mais je m’en soucie peu.

–       Il le faut. Pensez à vos enfants dorénavant.

–       Si vous venez me voir afin que je vende la propriété de mes parents, je suis au regret de vous répéter que je ne songerais jamais de m’y séparer.

–       C’est bien ce qui me faisait peur. Monsieur et Madame de Villoutrey vous en proposent une somme plus qu’intéressante. Ils ont doublé la valeur de la propriété.

–       Jacques…

–       Très bien, au cas où. J’ai à Paris un travail pour vous au Sénat. Ayant de quoi vous loger, vous ne pouvez refuser.

–       Merci Jacques. Votre amitié m’a été et m’est toujours d’un grand secours et soutien.

–       Vos parents ont fait bien plus pour moi. Voici les documents à remplir et quelques informations sur le poste. On se voit le premier lundi de juin. Vous commencerez à cette date. Au revoir.

–       À très bientôt.

23 mars 1975

L’univers dans lequel Pierre a été plongé le fascina. Il replongeait constamment dans ses souvenirs d’écoliers. Dans la carrière que son père lui construisait et qu’il s’entêtait à refuser. Aussi différent que le cadre juridique et politique pouvait être en comparaison de sciences plus fondamentales et pratiques, il avait construit une passion autour de ses années d’expérience au Sénat. Loin d’une carrière politique qu’il affectionnait tant pour y être mêlé, il développa une attirance pour les sciences juridiques passionnantes. D’ailleurs, ses enfants avaient entrepris des études de droit, ses petits-enfants plongeaient dans un même environnement universitaire et carriériste. C’était à l’université de Paris II Panthéon Assas que la famille de La féconde avait poursuivi et réussi leur scolarité, et ça serait à l’université de Paris II Panthéon Assas que Pierre de La Féconde réaliserait aussi bien le rêve de son père que le sien.  Il prit donc sa retraite et décida de reprendre ses études.

12 février 1976

8h46

L’exaltation des résultats. Ces premiers examens universitaires. Le système scolaire a selon lui bien changé, mais il en connaissait si peu qu’il se satisfecit de sa première année de droit et de ce qu’il y avait appris.

Il vint très tôt le matin afin de connaître ses notes. Mais pour lui ça représentait bien plus que d’avoir un diplôme. La finalité n’était pas d’ordre pratique mais symbolique. Il se signifiait réussir ses examens comme réussir sa vie, l’ensemble de sa vie, une vie aussi mouvementée que tragique, une vie qu’on ne lui envie pas mais plaint. Mais savent-ils ? Elle ne fut jamais autant réussie qu’à partir de son retour en France. Un retour lamentable, peiné et gémissant de douleurs, mais un retour consacré autant à un présent et un passé dont le lien se préfigure être un avenir flamboyant.

Il ne croisa jamais autant d’étudiants. Certains sortaient de leurs enseignements magistraux, de ces immenses amphithéâtres impersonnels, repoussants et glacials. D’autres de salles plus petites, intimes et chaleureuses ne recueillant pas l’unanimité car vite abandonnées.

Des masses, des corps entiers de matricules se ruaient sur les panneaux nominatifs et cruels des sous-sols pour certains et du hall sans repère pour le reste.

On entend geindre, pleurer, crier. On lisait l’étonnement d’un étudiant, originellement désemparé, trop halluciné d’avoir réussi, tandis que son ami, studieux et perfectionniste, la tête dans les mains, isolé, reste stupéfait de devoir s’imaginer passer son été à réviser.

Quant à Pierre, il est entre peur et certitude. Peur de se rendre compte qu’il n’était pas ou plus à la hauteur. Certain d’être fait pour une matière dont il partage les vicissitudes depuis près de 35 ans.

Alors il se dirige vers son nom. La féconde…La féconde…La féconde… Herat… Hevaux… Lassalle… LA FECONDE ! On y est. Il y est. Préparé mais perdu, il vérifie tout d’abord son prénom, son matricule, ça pourrait en être un autre. Mais il s’agit bien de lui, bien de son prénom, bien de son numéro d’indentification, de ses notes, de ses attentes.

Il s’empare d’un courage incommensurable pour descendre légèrement son regard afin qu’il pointe vers ce qui distribue peines ou bonheurs.

Il esquisse un sourire en demi-teinte. Il le savait.

Il vérifie encore une fois ses résultats. Il les compare et atteste d’une brillante victoire.

Il a réussi ses examens. Il a réussi à obtenir la clé d’une porte qu’il a trop souvent vue fermée. C’est à son tour de réussir, de savourer des succès, de partager ses fantasmes.

Persuadé que son heure arriverait bien un jour, il célèbre sa réussite. Il se félicite.

17,46.

Trop élevée pour être la température, trop décimale pour être une heure, sa moyenne est à la réussite ce que sa vie tient à l’échec. Selon lui. Pas pour ceux qui partagent sa vie.

Il bondit de joie, son corps est censé le faire souffrir mais curieusement la douleur le quitte momentanément. Il est l’objet de tous les regards, des regards non plus plaintifs, mais admiratif, pour un vieil homme cicatrisé par ses aventures, embaumé par sa joie actuelle, il vit aujourd’hui comme il aurait voulu le faire plus de 45 ans auparavant. Alors même si Dieu a décidé de la rétroactivité de son couronnement, il n’en reste pas moins que Pierre a décidé de sa vie. Fier d’avoir permis à sa sœur d’être une femme insoumise, libre et brillant médecin, il est désormais fier de lui-même. Et l’on ne lui reprochera jamais assez cela.

12 février 1976

9h32

Une explosion. Des éclats. Des cris, des pleurs.

Pierre est toujours dans le hall d’Assas. Il se retourne vigoureusement. Sa figure se fige. Des femmes sont à terre. Les mains sur tête. De jeunes hommes entrent violemment au sein du centre. Ils scandent des slogans inaudibles, incompréhensibles. Leur expression exprime la haine et le mépris. Pierre ne connaît que trop bien ses personnages. Il les a combattus.

Entre du français mal maîtrisé et de l’allemand, entre des mains levées et des genoux au sol, tout va trop vite.

Ce n’est pas qu’une manifestation, cela vire à l’émeute, on ne comprend pas ce qui les pousse à agir. Du moins, pas encore, parce que rapidement les croix gammées se succèdent et s’enchaînent. Autant sur le corps de leurs détracteurs, que sur les murs, les sols, les vitres. On les voit aussi sous formes de drapeaux et de bannières. Torses nus, chaussures militaires, bracelet en cuir, on s’arrête beaucoup plus sur ce qu’ils scandent. C’est humiliant d’être dans cette foule, et la masse se disloque, tente en vain de se séparer, de fuir, de se réfugier. Et Pierre est pétrifié devant une scène menaçante et blessante. Ses souvenirs de guerre s’entrechoquent à son esprit. Il se demande comment autant de haine et d’agressivité peuvent encore exister aujourd’hui, après ce que la France a enduré. Après ce que certainement leur parent et grands-parents ont vécu. C’est indiscutablement incompréhensible et cela Pierre ne le pardonne pas.

C’est au tour des sirènes de prendre le relais. Pierre a enfin un repère vers quoi se retourner. Et il souhaite le rejoindre. Cependant on remarque aussi que nombre d’étudiants rejoignent les agitateurs. C’est ce qu’il y a de plus stupéfiant. Aucun ne lutte, une bonne partie se protège, d’autres se résignent, tandis que la foi et la morale s’échappent quelques-uns participent à la dégradation d’Assas.

Les vitres sont cassées, rafées. Le patio est vidé de ses reposants accessoires, les panneaux associatifs sont eux aussi malmenés. Les chaises d’amphithéâtre déboulonnées, ceux de TD jetées par les fenêtres, documents scolaires et administratifs détruits.

Ils continuent de geindre comme si cela les soulageaient. Entre le souhait de voir les associations de gauche partir afin de laisser débarquer sereinement l’extrême droite, entre les vœux de voir des étudiants désigner leurs amis juifs et maghrébins, ils ne saisissent pas qu’ils sont la gangrène d’une jeunesse et d’un avenir prodigieux et brillants.

Alors Pierre continue sa course. Il ne réfléchit plus. Il ne ressent plus rien. Il essaie de s’extraire de ce mouvement lamentable et désordonné. Il ferme les yeux et avance. Des cris encore. Il n’est pas indifférent, Pierre, mais il a peur. Peur d’un passé trop omniprésent qu’il pensait avoir laisser en 1942. Des cris encore. Il ouvre ses yeux. Près de lui, une femme à terre. Une étoile de David solidement tenue dans sa main, par sa chaîne. Un homme sur elle à califourchon la bat. Violement, tragiquement, misérablement. Comment peut-on… ? Il le fait. Les insultes ajoutées à la frénésie ambiante rendent l’acte insupportable. Pierre se jette sur l’auteur  de cette atrocité. La femme est en pleure. Pierre s’est cogné la tête. Il ne bouge plus. Immobile, il saigne. Immobile, son cœur pompe son sang s’éjectant vainement par son crâne. Cela dit, il reprend conscience. Cela dit, il aurait préféré mourir. Car l’agresseur le prend dans ses bras. Il pleure même. Sa main soutient la tête de Pierre. Il pose son front contre celui de notre héros. Mais Pierre ouvre les yeux, le repousse farouchement et pleure de toute son âme et d’ailleurs. D’ailleurs, cela ne devait pas se passer comme ça.

Au choc physique survint une secousse pathétique et dramatique, François-Xavier était là, les mains recouvertes de sang, celui de son grand-père alors qu’il tentait de sauver une étudiante de son hystérie.

12 février 1976

9h57

Le coup marqué à la tête de Pierre semblait s’aggraver. Le désordre régnait et ils étaient trop occupés à s’aimer et à se haïr pour que notre homme de bonté se voit être soigné rapidement. Mais il ne paraissait s’en soucier guère.

10h02

Pierre était mort dans le bras de l’enfant qu’il chérissait et aimait le plus. Il avait survécu à tout ce qui ne pouvait pas l’atteindre. Que cela provienne de son être, que d’inconnu. Il ne se souciait jamais de son avenir. Il préférait laisser les autres s’en charger. Quant à lui, il avait voué son existence à rendre celle de ses proches la plus exaltante et la moins pénible possible, et ce, en dépit de la sienne. Quoique le bonheur de ses proches soit aussi le sien, il parvînt enfin à devenir heureux grâce à ce qu’il réalisait. Une réalisation et un accomplissement complètement égoïste mais tellement bien à lui. Et personne ne pouvait lui voler tout ça. Tout du moins jusqu’à aujourd’hui… Un 12 février 1976.

4 Réponses

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  1. Madame Kévin said, on 5 juin 2010 at 9:15

    C’est bien que tu sois de retour dans cet espace d’écriture. Voilà. Tout est bien.

    • frichtre said, on 11 juin 2010 at 11:32

      Merci ! faudrait que je continue de décorer régulièrement cet espace. 🙂

  2. Izzie said, on 6 juin 2010 at 5:11

    Pareil que Madame Kévin. Je suis heureuse de te relire ici. Je guettais tu sais 🙂
    Et quelle dextérité pour mêler l’histoire de cet homme avec l’histoire politique. Vraiment, je trouve ça vachement fort! Il aurait presque réussi sa vie si ce n’était ce p*** de petit-fils…

    • frichtre said, on 11 juin 2010 at 11:34

      Je ne comprenais pas pourquoi les stats n’étaient pas à zéro ! Tout s’explique. 😉


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